Tribune de Jean-Yves Martin, président de l'association Libérez nos poubelles en Estuaire et Sillon
Partout en France, des habitants, associations et collectifs se mobilisent contre la redevance incitative et ses effets jugés injustes. Ces mobilisations naissent presque toujours de situations locales : modification du mode de collecte, installation de puces sur les bacs, hausses brutales de tarifs. Les scènes se répètent — réunions publiques houleuses, tracts, pétitions, manifestations devant les sièges communautaires, recours juridiques. Pourtant, malgré la similitude des expériences, ces luttes demeurent isolées. Rien, ou presque, ne les relie durablement au plan national.
Un mouvement profondément localisé
Cette dispersion ne relève pas d’un manque d’énergie, mais de la nature même du mouvement, profondément ancré dans le local. Chaque mobilisation naît d’un contexte précis : une décision intercommunale, un projet technique, une politique tarifaire contestée. La colère est d’abord celle d’usagers confrontés à une mesure concrète, perçue comme injuste ou mal expliquée.
Cette proximité avec le terrain fait la force de ces mobilisations : elles traduisent un attachement réel au service public. Mais elle en constitue aussi la limite : la diversité des situations, des territoires et des temporalités empêche l’émergence d’un cadre commun.
Des discours multiples, une voix difficile à unifier
Les collectifs ne s’appuient pas tous sur les mêmes arguments. Certains dénoncent une injustice sociale, d’autres une dérive technocratique, d’autres encore une atteinte au principe d’égalité du service public.
Les registres varient : défense du bon sens rural, critique du contrôle numérique, refus de la marchandisation, dénonciation de la "redevance punitive". Cette pluralité nourrit la richesse du mouvement, mais elle rend difficile la formulation d’un récit collectif audible. Ce qui se joue dans une vallée du Jura n’est pas toujours perçu comme comparable à ce qui se passe dans une périphérie bretonne, même si la logique de fond est la même.
Un vide de représentation nationale
À cette fragmentation des discours s’ajoute l’absence de relais structuré au niveau national. Aucun réseau, aucune fédération ne joue aujourd’hui le rôle de coordination ou de porte-voix.
Les grandes associations environnementales, souvent partenaires de l’ADEME ou d’AMORCE, soutiennent la tarification incitative au nom du principe “pollueur-payeur”. Les syndicats, eux, concentrent leurs forces sur les conditions de travail dans la filière, sans toujours s’emparer de la question de la tarification.
Quant aux collectifs citoyens, ils fonctionnent de manière autonome, souvent avec des moyens dérisoires. Ils produisent une expertise de terrain précieuse, mais sans relais institutionnel ni couverture nationale.
Communication dispersée et temporalités décalées
Leur communication reste artisanale : pages Facebook locales, tracts, articles dans la presse régionale. Chacun accumule des informations détaillées — délibérations, chiffres, cartes*, photos — mais sans structure commune pour les mutualiser.
Les tentatives de regroupement se heurtent à un manque de temps, de moyens et parfois de confiance. Et les luttes se succèdent dans le temps sans se rencontrer : quand une intercommunalité découvre la redevance incitative, une autre en sort déjà épuisée.
Un déséquilibre médiatique durable
Cette difficulté de mise en lien s’accompagne d’un déséquilibre médiatique flagrant. Le récit dominant — porté par l’ADEME, CITEO, AMORCE et de nombreux élus — présente la redevance incitative comme une mesure moderne, écologique et vertueuse, preuve de responsabilité citoyenne.
À l’inverse, les opposants sont souvent dépeints comme rétrogrades, égoïstes ou hostiles à l’écologie. Ce cadrage médiatique enferme la critique dans une posture défensive et invisibilise les arguments rationnels.
La polarisation médiatique : le piège du sensationnalisme
Un autre facteur accentue cette désunion : la polarisation autour de quelques cas “emblématiques”, montés en épingle par les médias nationaux.
Certaines situations locales — bacs pucés arrachés, dépôts sauvages massifs, altercations avec des élus — deviennent des caricatures spectaculaires. Ces images, diffusées en boucle, nourrissent la colère et renforcent le ressentiment, mais enferment aussi le mouvement dans une forme de populisme virulent, plus spectaculaire qu’efficace.
Ce traitement médiatique, qui préfère l’émotion à l’analyse, détourne l’attention des enjeux de fond : le coût réel du service, la transparence des marchés publics, la gouvernance intercommunale. En réduisant les opposants à des figures de mécontentement, les médias privent le débat de sa complexité et renforcent le statu quo.
Entre radicalisation et fatigue militante
Cette mise en scène de la colère tend à diviser davantage les collectifs. Certains refusent les excès, d’autres se radicalisent. Le mouvement oscille entre indignation et lassitude, sans parvenir à transformer la colère en force politique.
Or, sans structure de médiation nationale capable de transformer l’indignation en revendication, la colère reste stérile. Ce qui manque, c’est un espace commun capable de produire une critique solide et audible, ancrée dans la justice sociale et la démocratie locale.
Construire une écologie populaire et démocratique
Il existe pourtant une voie médiane : celle d’une écologie populaire, critique des dérives technocratiques sans tomber dans le ressentiment. Mais pour qu’elle prenne forme, il faut des outils communs.
Les collectifs gagneraient à se doter d’un observatoire citoyen de la tarification incitative, capable de publier des données fiables et comparatives sur les coûts, les effets sociaux et les dérives constatées. Une plateforme nationale d’échanges pourrait aussi permettre de mutualiser les expériences et de créer une mémoire collective des luttes.
De l’archipel des luttes à un mouvement social
Ce qu’il manque aujourd’hui, c’est moins la volonté de se battre que la capacité à se reconnaître dans une même histoire. Les opposants ne manquent ni d’arguments ni de légitimité, mais d’un cadre symbolique où leurs luttes locales puissent se répondre.
C’est toute la différence entre un archipel de résistances et un mouvement social structuré. L’enjeu dépasse la question des bacs et des factures : il touche à la conception même du service public, et à la manière dont on pense la justice environnementale.
Car la redevance incitative n’est pas seulement une question technique : elle révèle une société où l’usager devient client, où la solidarité se dissout dans le calcul individuel. Y résister, ce n’est pas refuser la sobriété, mais défendre une autre écologie — celle du bien commun et du partage des responsabilités.
*Voir notre cartographie
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